Les Amis des Mées
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CHAPITRE 5

JOURNÉE DU 2 DÉCEMBRE
MAIRIE DE LA RUE DE GRENELLE.


L'ordre ne fut pas troublé à Paris dans la journée du 2 décembre. «Le ciel était nuageux, dit M. Véron; il tombait par intervalles une pluie fine. Après d'assez longues courses dans des quartiers populeux, où se pressait une foule étonnée, mais calme, je constatai dans la matinée du 2 décembre qu'aucun rassemblement ne s'était formé; je ne rencontrai pas un seul garde national en uniforme.

Je me rendis dans la matinée du 2 décembre au ministère de l'intérieur : les alentours de ce ministère et des bâtiments du conseil d'État étaient tranquilles. On me fit entrer dans le cabinet de M. le comte de Morny : je le trouvai donnant des ordres et des signatures sans précipitation, avec la plus rassurante tranquillité. Je rencontrai là aussi le marquis de Turgot, ministre des affaires étrangères la veille : il m'apprit qu'il sortait de chez moi, et que, dans sa complète ignorance de ce qui s'était fait et de ce qui allait se faire, il était venu en passant me demander des nouvelles. 'Je n'étais pas plus instruit que vous, lui répondis-je; le secret a été bien gardé.'

Matinée du 2 décembre - Les représentants devant le Palais législatif.

Matinée du 2 décembre
Les représentants devant le Palais législatif.

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«Pendant toute la journée, sur les boulevards, dans tous les quartiers d'affaires, les magasins sont ouverts, les omnibus suivent leur parcours, les payements se font à toutes les caisses publiques et de banque; les tribunaux siégent; pas de sonneries de trompettes, pas de roulements de tambours. Le soir, les théâtres sont ouverts. Partout les proclamations sont respectées.

Le Prince-Président monte à cheval vers dix heures et demie du matin, et sort de l'Élysée par la grille du jardin. Le 12
ième régiment de dragons se gardait si bien, que son avant-garde empêcha un instant le Prince et son état-major de passer outre. Le prince Louis-Napoléon traverse la cour du Carrousel. Le colonel Vieyra se rend près de lui et marche ainsi près du cheval du Prince jusqu'au guichet du Carrousel donnant sur la rue de Rivoli : le Prince insiste de nouveau pour qu'aucun garde national ne sorte en uniforme. Le Président de la République était accompagné de ses aides de camp et officiers d'ordonnance, de MM. Fleury et Edgard Ney, du général Roguet, du lieutenant-colonel Béville, du capitaine Lepic, des généraux Vast-Vimeux, le Pays de Bourjolly, Flahaut, du colonel Murat, etc.; le roi Jérôme était à ses côtés.

Le Prince, entouré de ses aides de camp, mais cette fois suivi de plus de quarante officiers d'état-major de la garde nationale demandés à l'état-major général, fit une seconde promenade vers quatre heures du soir. Il passa surtout en revue les troupes massées à leurs diverses places de bataille. Le Prince fut accueilli par tous les régiments avec le plus vif enthousiasme.
»
[Véron, Mémoires d'un Bourgeois de Paris.]

Les représentants des partis monarchiques et de la Montagne ne se tenaient cependant pas pour battus. Ils cherchèrent à se réunir. Grâce à une consigne mal donnée, ils purent, au nombre d'environ soixante-dix, entrer par la petite porte de la rue de Bourgogne et pénétrer dans la salle des séances. Ordre arriva aussitôt de les expulser. Un commandant leur adressa quelques paroles convenables, mais mordantes : ils insistaient pour qu'on fit venir M. Dupin, le président de l'Assemblée. M. Dupin se présenta et leur dit :
«Messieurs, il est évident qu'on viole la Constitution. Le droit est de notre côté; mais n'étant pas les plus forts, il ne nous reste qu'une chose à faire : je vous invite à vous retirer. J'ai l'honneur de vous saluer.»

Les représentants se séparèrent, mais pour se réunir de nouveau dans la rue de Lille. Mais on ne leur laissa pas le temps de délibérer. Un capitaine arriva avec sa compagnie et rangea ses hommes en carré ouvert devant la porte de l'hôtel, prêt à recevoir les représentants comme prisonniers. On laissait entrer, mais on ne laissait plus sortir. Un dernier allait entrer; quelqu'un lui frappe sur l'épaule et lui dit : «Si vous entrez, vous ne sortirez pas. - Vraiment? Dit-il en s'adressant au capitaine. - Oui, monsieur, dit en souriant le capitaine, c'est comme cela. - Mais je ne suis pas ici pour un mauvais motif; je vous affirme que je viens pour une affaire de chemin de fer.» Il se mit à fouiller des papiers, mais disparut bien vite. Un officier d'état-major vint ensuite apporter l'ordre au capitaine de laisser les représentants libres s'ils promettaient de retourner chez eux.

Scène à la mairie du 10° arrondissement - 2 décembre 1851

Scène à la mairie du 10° arrondissement.
2 décembre 1851

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Ces tentatives de réunion furent presque insignifiantes : une seule eut de l'importance, ce fut celle qui eut lieu à la mairie du 10ième arrondissement, rue de Grenelle-Saint-Germain. L'appui des partis monarchiques était, sur la rive gauche, le faubourg Saint-Germain, et les représentants comptaient sur les gardes nationaux de ce quartier qu'ils firent convoquer à domicile. A partir de neuf heures du matin, on vit arriver à cette mairie un certain nombre de députés. Bientôt ils se trouvèrent près de trois cents dans la grande salle de la mairie, et se constituèrent pour rendre des décrets, oubliant, ces défenseurs de la Constitution, que d'après ses termes ils n'étaient pas l'Assemblée, puisqu'ils n'en étaient pas seulement la moitié.

Nous citons le procès-verbal de la séance, tel qu'il a été rédigé et approuvé par les représentants eux-mêmes; ce document curieux donnera une idée à peu près exacte de la confusion de cette dernière séance qui n'avait de sérieux que son caractère de protestation : Le bureau était composé de MM. Benoist-d'Azy, Vitet, vice-présidents, Chapot, Moulin, Grimault, secrétaires; une vive agitation règne dans la salle où sont réunis environ trois cents membres appartenant à toutes les opinions politiques :


Le président : «La séance est ouverte.»
Plusieurs membres : «Ne perdons pas de temps.»
Le président : «Vue protestation a été signée par plusieurs de mes collègues; en voici le texte.»
M. Berryer : «Je crois qu'il ne convient pas à l'Assemblée de faire des protestations. L'Assemblée nationale ne peut se rendre dans le lieu ordinaire de ses séances; elle se réunit ici : elle doit faire un acte d'Assemblée et non une protestation. (Très-bien! Marques d'assentiment.) Je demande que nous procédions comme Assemblée libre, au nom de la Constitution.»
M. Vitet : «Comme nous pouvons être expulsés par la force, n'est-il pas utile que nous convenions immédiatement d'un autre lieu de réunion, soit à Paris, soit hors Paris?»
Voix nombreuses : «Dans Paris! dans Paris!»
M. Bixio : «J'ai offert ma maison.»
M. Berryer : «Ce sera le second objet de notre délibération; mais la première chose à faire par l'Assemblée qui se trouve déjà en nombre suffisant, c'est de statuer par un décret; je demande la parole sur le décret.»
M. Monet : «Je demande la parole sur un fait d'attentat.» (Bruit et interruption.)
M. Berryer

M. Berryer.
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M. Berryer : «Laissons de côté tous les incidents; nous n avons peut-être pas un quart d'heure à nous, rendons un décret. (Oui! oui!) Je demande qu'aux termes de l'article 68 de la Constitution, attendu qu'il est mis obstacle à l'exécution de son mandat, l'Assemblée nationale décrète que Louis-Napoléon Bonaparte est déchu de la présidence de la République, et qu'en conséquence le pouvoir exécutif passe de plein droit à l'Assemblée nationale. (Très-vive et unanime adhésion. Aux voix.) Je demande que le décret soit signé par tous les membres présents.» (Oui, oui.)
M. Béchard : «J'appuie cette demande.»
M. Vitet : «Nous allons rester en permanence.»
M. le président : «Le décret sera immédiatement imprimé par les moyens qu'on pourra avoir. Je mets le décret aux voix.». (Le décret est adopté à l'unanimité, aux cris mêlés de vive la Constitution! vive la loi! vive la République!) Le décret est rédigé par le bureau.
M. Piscatory : «Un avis pour hâter le travail. Nous allons faire courir des feuilles sur lesquelles on signera. On les annexera ensuite au décret.» (Oui! oui!) On fait circuler des feuilles de papier dans l'Assemblée.
Un membre : «Il faut donner l'ordre au colonel de la 10
ième légion de défendre 1'Assemblée. Le-général Lauriston est présent.»
M. Berryer à la fenêtre de la mairie du 10° arrondissement - 2 décembre 1851.

M. Berryer à la fenêtre de la mairie du 10° arrondissement.
2 décembre 1851.

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M. Berryer : «Donnez un ordre écrit.»
Plusieurs membres : «Qu'on batte le rappel.» (Une altercation a lieu dans le fond de la salle entre des représentants et quelques citoyens qu'on veut faire retirer.)
Un des citoyens s'écrie : «Messieurs, dans une heure peut-être, nous nous ferons tuer pour vous!»)
M. Piscatory : «Un mot. Nous ne pouvons (Bruit. Ecoutez donc, écoutez!), nous ne devons pas, nous ne pouvons pas exclure les auditeurs. Ceux qui voudront venir seront très-bien venus. Il vient de se prononcer un mot que j'ai recueilli : 'Dans une heure peut-être, nous nous ferons tuer pour l'Assemblée.' Nous ne pouvons recevoir beaucoup de personnes, mais celles qui peuvent tenir ici doivent y rester. (Bien! bien !) La tribune est publique par la Constitution.» (Marques d'approbation.)
Le vice-président Vitet : «Voici le décret de réquisition : 'L'Assemblée nationale, conformément à l'article 32 de la Constitution, requiert la 10
ième légion pour défendre le lieu des séances de l'Assemblée.' Je consulte l'Assemblée.» (Le décret est voté à l'unanimité, une certaine agitation succède à ce vote; plusieurs membres parlent en même temps.)
M. Berryer : «Je supplie l'Assemblée de garder le silence. Le bureau qui rédige en ce moment les décrets et à qui je propose de remettre tous les pouvoirs pour les différentes mesures à prendre au besoin de calme et de silence. Ceux qui auront des motions à faire les feront ensuite, mais si tout le monde parle, il sera impossible de s'entendre.» (Le silence se rétablit.)
Un membre : «Je demande que l'Assemblée reste en permanence jusqu'à ce qu'on envoie des forces. Si nous nous séparons avant que les forces viennent, nous ne pourrons plus nous réunir.»
M. Legros-Devot : «Oui, oui, la permanence.»
MM. Odilon Barrot et de Nagle arrivent dans la salle et apposent leur signature sur le décret de déchéance. M. le président donne mission à M. Howyn-Tranchère de faire entrer des représentants qui sont retenus à la porte.
M. Piscatory : «Je demande à l'Assemblée de lui rendre compte d'un fait qui me paraît important. Je suis allé faire reconnaître plusieurs de mes collègues qui ne pouvaient entrer. Les officiers de paix m'ont dit que le maire avait donné l'ordre de ne laisser entrer personne. Je me suis transporté immédiatement chez le maire, qui m'a dit 'Je représente le pouvoir exécutif et je ne puis laisser entrer les représentants.' Je lui ai fait connaître le décret que l'Assemblée avait rendu et lui ai dit qu'il n'y avait pas d'autre pouvoir exécutif que l'Assemblée nationale (Très-bien!) et je me suis retiré. J'ai cru faire cette déclaration au nom de l'Assemblée. (Oui, oui. Très-bien!) Quelqu'un m'a dit en passant : 'Dépêchez-vous, dans peu de moments la troupe sera ici.'»
M. Berryer : «Je demande provisoirement qu'un décret ordonne au maire de laisser les abords de la place libres.»
M. de Falloux : «Il me semble que nous ne prévoyons pas deux choses qui me paraissent très-vraisemblables; la première, que vos ordres ne seront pas exécutés; la seconde, que nous serons expulsés d'ici. Il faut convenir d'un autre lieu de réunion.»
M. Berryer : «Avec les personnes étrangères qui se trouvent présentes, nous ferions une chose peu utile; nous saurons bien nous faire avertir du lieu où nous devrons nous réunir.» (Non, non !. Un décret provisoire.)
M. le président : «M. Dufaure a la parole; Silence, messieurs, les minutes sont des heures.»
M. Dufaure : «L'observation qui vient d'être faite est juste; nous ne pouvons désigner hautement le lieu de notre réunion. Mais je demande que l'Assemblée confère à son bureau le droit de choisir. Il avertira chacun des membres du lieu de la réunion, afin que chacun de nous puisse s'y rendre. Messieurs, nous sommes maintenant les seuls défenseurs de la Constitution, du droit, de la République, du pays. (Oui, oui, très-bien. Des cris de Vive la République se font entendre.) Ne nous manquons pas à nous-mêmes, et s'il faut succomber devant . la force brutale, l'histoire nous tiendra compte de ce que, jusqu'au dernier moment, nous avons résisté par tous les moyens qui étaient en notre pouvoir.» (Bravos et applaudissements.)
M. Berryer : «Je demande que, par un décret, l'Assemblée nationale ordonne à tous les directeurs de maisons de force ou d'arrêt, de délivrer, sous peine de forfaiture, les représentants qui ont été arrêtés.» (Ce décret est mis aux voix par le président et adopté à l'unanimité.)
Un-représentant arrive et s'écrie : «Dépêchons-nous, voilà la force qui arrive.» (Il est midi et demi.)
Antony Thouret entre et signe le décret de déchéance en disant : «Ceux qui ne signent pas sont des lâches.» Au moment où l'on annonce l'arrivée de la force armée, un profond silence s'établit. Tous les membres du bureau montent sur leurs sièges pour être vus de l'Assemblée et des chefs de la troupe.
Plusieurs membres, dans le fond de la salle : «On monte! on monte!» (Sensation suivie d'un profond silence.)
M. le président Benoist d'Azy : «Pas un mot, messieurs, pas un mot! silence absolu! C'est plus qu'une invitation, permettez-moi de dire que c'est un ordre.»
Plusieurs membres : «C'est un sergent, c'est un sergent qu'on envoie.»
M. le président Benoist d'Azy : «Un sergent est le représentant de la force publique.»
M. de Falloux : «Si nous n'avons pas la force, ayons au moins la dignité.»
Un membre : «Nous aurons l'une et l'autre.»
Le président : «Restez à vos places. Songez que l'Europe entière nous regarde.» M. le président Vitet et M. Chapot, l'un des secrétaires, se dirigent vers la porte par laquelle la troupe va pénétrer et s'avancent jusque sur le palier. Un sergent et une douzaine de chasseurs de Vincennes du 6
ième bataillon occupent les dernières marches de l'escalier. MM. Grévy, de Charencey et plusieurs autres représentants ont suivi MM. Vitet et Chapot, quelques personnes étrangères à l'Assemblée se trouvent aussi sur le palier.
M. le président Vitet, s'adressant au sergent : «Que voulez-vous? nous sommes réunis en vertu de la Constitution.»
Le sergent : «J'exécute les ordres que j'ai reçus.»
M. le président Vitet : «Allez parler à votre chef.»
M. Chapot : «Dites à votre chef de bataillon de monter ici.» Au bout d'un instant, un capitaine faisant fonctions de chef de bataillon se présente en haut de l'escalier.
M. le président, s'adressant à cet officier : «L'Assemblée nationale est ici réunie. C'est au nom de la loi, au nom de la Constitution que nous vous sommons de vous retirer.»
Le commandant : «J'ai des ordres.»
M. Vitet : «Un décret vient d'être rendu par l'Assemblée qui déclare qu'en vertu de la Constitution, attendu que le Président de la République porte obstacle à l'exercice du droit de l'Assemblée, le Président est déchu de ses fonctions, que tous les fonctionnaires et dépositaires de la force et de l'autorité publique sont tenus d'obéir à l'Assemblée nationale. Je vous somme de vous retirer.»
Le commandant : «Je ne puis me retirer.»
M. Chapot : «A peine de forfaiture et de trahison à la loi, vous êtes tenu d'obéir sous votre responsabilité personnelle.»
M. Grévy : «N'oubliez pas que vous devez obéissance à la Constitution et à l'article 68.»
Le commandant : «L'article 68 n'est pas fait pour moi.»
M. Beslay : «Il est fait pour tout le monde; vous devez lui obéir.» MM. le président Vitet et Chapot rentrent dans la salle. M. Vitet rend compte à l'Assemblée de ce qui vient de se passer entre lui et le chef de bataillon.
M. Berryer : «Je demande que ce ne soit pas seulement par un acte du bureau, mais par un décret de l'Assemblée, qu'il soit immédiatement déclaré que l'armée de Paris est chargée de veiller à la défense de l'Assemblée nationale, et qu'il soit enjoint au général Magnan, sous peine de forfaiture, de mettre les troupes à la disposition de l'Assemblée.» (Très-bien!) L'Assemblée consultée vote le décret à l'unanimité.
M. Monet : «Je demande qu'il soit envoyé au président de l'Assemblée un double du décret qui a été rendu prononçant la déchéance.»
Plusieurs membres : «Il n'y en a plus, il n'y en a plus de Président!» (Agitation.)
M. Pascal Duprat : «Puisqu'il faut dire le mot, M. Dupin s'est conduit lâchement, je demande qu'on ne prononce pas son nom.» (Vives rumeurs.)
M. Monet : «J'ai voulu dire le président de la haute Cour. C'est au président. de la haute Cour qu'il faut envoyer le décret.»
M. le président Benoist d'Azy : «M. Monet propose que le décret soit envoyé au président de la haute Cour nationale. Je consulte l'Assemblée.» L'Assemblée consultée adopte le décret.
M. Jules de Lasteyrie : «Je vous proposerai, messieurs, de rendre un décret qui ordonne au commandant de Paris et à tous les colonels de la légion de garde nationale d'obéir au président de l'Assemblée nationale, sous peine de forfaiture, afin qu'il n'y ait pas un homme qui ne sache dans la capitale quel est son devoir, et que s'il y manque, c'est une trahison envers le pays.» (Très-bien, très-bien.)
Un membre : «Je demande qu'on mette en réquisition le télégraphe.»
M. le général Oudinot : «Jamais nous n'avons éprouvé le besoin d'entourer notre président de plus de déférence et de considération que dans ce moment. Il est bien qu'il soit investi d'une sorte de dictature, passez-moi l'expression. (Réclamations de la part de quelques membres.) Je retire l'expression si elle peut éveiller la moindre susceptibilité; je veux dire que sa parole doit obtenir immédiatement respect et silence. Notre force, notre dignité, sont précisément dans l'unité. Nous sommes unis, il n'y a plus dans l'Assemblée de côté droit, ni de côté gauche. (Très-bien! très-bien!) Nous avons tous des fibres au cœur; c'est la France entière qui est blessée en ce moment.» (Très—bien!)
M. le président Benoist d'Azy : «Je crois que la force de l'Assemblée consiste à conserver une parfaite union. Je propose, conformément à l'avis qui vient de m'être exprimé par plusieurs membres, que le général Oudinot, notre collègue, soit investi du commandement des troupes.» (Très-bien! Très-bien! Bravo)
M. Tamisier : «Sans doute M. le général Oudinot, comme tous nos collègues, ferait son devoir; mais vous devez vous rappeler l'expédition romaine qu'il a commandée.» (Vives rumeurs. Réclamations nombreuses.)
M. Rességuier : «Vous désarmez l'Assemblée une seconde fois.»
M. de Dampierre : «Taisez-vous, vous nous tuez.»
M. Tamisier : «Laissez-moi achever, vous ne me comprenez pas.»
M. le président Benoist d'Azy : «S'il y a des divisions parmi nous, nous sommes perdus.» M. Tamisier : «Ce n'est pas une division, mais quelle autorité aura-t-il sur le peuple?»
M. Berryer : «Mettez la proposition aux voix, M. le président.»
De toutes parts : «Aux voix! aux voix!»
L'Assemblée consultée rend un décret qui nomme le général Oudinot commandant en chef des troupes.

Pendant qu'on rédige le décret, M. le général Oudinot s'approche de M. Tamisier, et échange avec lui quelques paroles.
Le général Oudinot : «Messieurs, je viens de proposer à M. Tamisier de mue servir de chef d'état-major. (Bravo!) Il accepte.» (Très-bien! Bravos enthousiastes.)
En ce moment les membres qui se trouvent auprès de la porte annoncent qu'un officier du 6
ième bataillon de chasseurs arrive avec de nouveaux ordres. Le général Oudinot s'avance vers lui accompagné de M. Tamisier.

M. Tamisier donne lecture à l'officier du décret qui nomme le général Oudinot général en chef de l'armée de Paris.
Le général Oudinot, à l'officier : «Nous sommes ici en vertu de la Constitution. Vous voyez que l'Assemblée nationale vient de me nommer commandant en chef. Je suis le général Oudinot, vous devez reconnaître mon autorité. Vous me devez obéissance. Si vous résistez à mes ordres, vous encourerez les punitions les plus rigoureuses. Immédiatement vous seriez traduit devant les tribunaux. Je vous donne l'ordre de vous retirer.»
L'officier (sous-lieutenant au 6
ième chasseurs) : «Mon général, vous savez notre position; j'ai reçu des ordres.»
Le général Oudinot, à l'officier : «Vous déclarez donc que vous avez reçu des ordres et que vous attendrez des instructions du chef qui vous a donné la consigne?»
Le sous-lieutenant : «Oui, mon général.»
Le général Oudinot : «C'est la seule chose que vous ayez à faire.» (M. le général Oudinot et M. Tamisier rentrent dans la salle. Il est une heure un quart.)

Le général Oudinot : «M. le président, je reçois les deux décrets qui me donnent, l'un le commandement de la troupe de ligne, l'autre le commandement de la garde nationale. Vous avez bien voulu accepter, sur ma proposition, M. Tamisier comme chef d'état—major pour la troupe de ligue. Je vous prie de vouloir bien accepter M. Mathieu de la Redorte comme chef d'état-major pour la garde nationale.» (Très-bien.)
Plusieurs membres : «C'est à vous de faire ce choix, c'est dans vos pouvoirs.»
M. le président Benoist d'Azy : «Vous usez de votre droit, mais puisque vous nous communiquez votre pensée à cet égard, je crois répondre à l'intention de l'Assemblée en disant que nous applaudissons à votre choix.» (Oui, oui, très-bien!)
Le général Oudinot : «Ainsi vous reconnaissez M. Mathieu de la Redorte comme chef d'état-major pour la garde nationale?» (Marques d'assentiment.)
M. le président Benoist d'Azy, après quelques moments d'attente : «On me dit que quelques personnes sont déjà sorties; je ne suppose pas que personne veuille se retirer avant que nous ayons vu la fin de ce que nous pouvons faire.»
De toutes parts : «Non! non en permanence.»
Berryer, rentrant dans la salle avec plusieurs de ses collègues : «Messieurs, une fenêtre était ouverte. Il y avait beaucoup de monde dans la rue. J'ai annoncé par la fenêtre que l'Assemblée nationale, régulièrement réunie en nombre plus que suffisant pour la validité de ses décrets, avait prononcé la déchéance du président de la République, que le commandement supérieur de l'armée et de la garde nationale était confié au général Oudinot, et que son chef d'état-major était M. Tamisier.» Il y a eu acclamations et bravos. (Très-bien !) En ce moment deux commissaires de police se présentent à la porte de la salle, et sur l'ordre du président s'avancent auprès du bureau.

L'un des commissaires (le plus âgé) : «Nous avons ordre de faire évacuer les salles de la mairie; êtes-vous disposés à obtempérer à cet ordre? Nous sommes les mandataires du préfet de police.»
Plusieurs membres : «On n'a pas entendu.»
M. le président Benoist d'Azy : «M. le commissaire nous dit qu'il a ordre de faire évacuer la salle. J'adresse à M. le commissaire cette question. Connaît-il l'article 68 de la Constitution; sait-il quelles en sont les conséquences?»
Le commissaire : «Sans doute nous connaissons la Constitution; mais dans la position où nous nous trouvons, nous sommes obligés d'exécuter les ordres de nos chefs supérieurs.»
M. le président Benoist d'Azy : «Au nom de l'Assemblée, je vais faire donner lecture de l'article 68 de la Constitution.» M. le président Vitet fait cette lecture.
M. le président Benoist d'Azy, au commissaire : «C'est conformément à l'article 68 de la Constitution, dont vous venez d'entendre la lecture, que l'Assemblée, empêchée de siéger dans le lieu ordinaire de ses séances, s'est réunie dans cette enceinte. Elle a rendu un décret dont il va vous être donné lecture.» M. le président Vitet donne lecture du décret de déchéance.
M. le président Benoist d'Azy : «C'est en vertu de ce décret, dont nous pouvons vous remettre une copie, que l'Assemblée s'est réunie ici, et qu'elle vous somme par ma bouche d'obéir à ses réquisitions. Je vous répète que légalement il n'existe qu'une seule autorité en France en ce moment : C'est celle qui est ici réunie. C'est au nom de l'Assemblée que nous vous requérons d'obéir. Si la force armée, si le pouvoir usurpateur agit vis-à-vis de l'Assemblée avec la force, nous devons déclarer que nous sommes dans notre droit. Il est fait appel au pays. Le pays répondra.»
Un membre : «Demandez leurs noms aux commissaires.»
M. le président Benoist d'Azy : «Nous qui vous parlons, nous sommes MM. Vitet, Benoist d'Azy, vice-présidents; Chapot, Grimault et Moulin, secrétaires de l'Assemblée nationale.»
Le commissaire (le plus âgé) : «Notre mission est pénible, messieurs; nous n'avons pas même une autorité complète; car, dans ce moment, c'est la force militaire qui l'a. M. le préfet nous a donné l'ordre de venir vous inviter à vous retirer; mais nous avons trouvé ici un détachement considérable de chasseurs de Vincennes, envoyés par l'autorité militaire, qui a seule le droit d'agir, puisque Paris est en état de siége; la démarche que nous faisons est officieuse et a pour but d'empêcher un conflit fâcheux. Nous ne prétendons pas juger la question de droit; mais j'ai l'honneur de vous prévenir que l'autorité militaire a des ordres sévères, et elle les exécutera très-probablement.»
M. le président Benoist d'Azy : «Vous comprenez parfaitement, monsieur, que l'invitation à laquelle vous donnez en ce moment le caractère officieux, ne peut produire aucune impression sur nous. Nous ne céderons qu'à la force.»
Le 2
ième commissaire (le plus jeune) : «M. le président, voici l'ordre qu'on nous a donné, et sans plus attendre, nous vous sommons, que ce soit à tort ou à raison, de vous disperser.» (Violents murmures.)
Plusieurs membres : «Les noms, les noms des commissaires.»
Le 1
ier commissaire (le plus âgé) : «Lemoine Tacherat et Barlet.» En ce moment un officier arrive, un ordre à la main, et dit : «Je suis militaire, je reçois un ordre, je dois l'exécuter. Voici cet ordre :

Commandant, en conséquence des ordres du ministre de la guerre, faites occuper immédiatement la mairie du dixième arrondissement, et faites arrêter, s'il est nécessaire, les représentants qui n'obéiraient pas sur-le-champ à l'injonction de se séparer,
Le général en chef : MAGNAN.

(Explosion de murmures.)
Le président Benoist d'Azy, à l'officier : «Vous vous présentez avec un ordre, nous devons avant tout vous demander, ainsi que nous l'avons fait déjà à 1'officier qui s'est le premier présenté, si vous connaissez l'article 68 de la Constitution, qui déclare que tout acte du pouvoir exécutif pour empêcher la réunion de l'Assemblée, est un crime de haute trahison qui fait cesser à l'instant même les pouvoirs du chef du pouvoir exécutif. J'ajoute que l'Assemblée, obligée de pourvoir à sa sûreté, a nommé le général Oudinot commandant de toutes les forces qui peuvent être appelées à la défendre.»
M. de Larcy : «Commandant, nous faisons un appel à votre patriotisme comme Français.»
M. le général Oudinot, à l'officier : «Vous êtes le commandant du 6
ième bataillon?»
L'officier : «Je suis le commandant par intérim. Le commandant est malade.»
Le général Oudinot : «Eh bien! commandant du 6
ième bataillon, vous venez d'entendre ce que M. le président de l'Assemblée vous a dit.»
L'officier : «Oui, mon général.»
Le général Oudinot : «Qu'il n'y avait pour le moment d'autre pouvoir en France que l'Assemblée. En vertu de ce pouvoir qui m'a délégué le commandement de l'armée et de la garde nationale, je viens déclarer que nous ne pouvons obéir que contraints, forcés, à l'ordre qui nous interdirait de rester réunis. En conséquence, et en vertu des droits que nous tenons d'elle, je vous ordonne d'évacuer et de faire évacuer la mairie. Vous avez entendu, commandant du 6
ième bataillon, vous avez entendu que je vous ai donné l'ordre de faire évacuer la mairie allez-vous obéir?»
L'officier : «Non, et voici pourquoi : j'ai reçu de mes chefs des ordres et je les exécute.»
De toutes parts : «A Mazas! A Mazas!»
L'officier : «Au nom des ordres du pouvoir exécutif; nous vous sommons de vous dissoudre à l'instant même.»
Voix diverses : «Non, non, il n'y a pas de pouvoir exécutif. Faites-nous sortir de force, employez la force.»
Sur l'ordre du commandant, plusieurs chasseurs pénétrèrent dans la salle. Un troisième commissaire de police et plusieurs agents y pénétrèrent également. Les commissaires et les agents saisissent les membres du bureau, M. le général Oudinot, M. Tamisier et plusieurs autres représentants, et les conduisent presque sur le palier. Mais l'escalier est toujours occupé par la troupe. Les commissaires et les officiers montent et descendent pour aller chercher et apporter des ordres. Après un quart d'heure environ, les soldats ouvrent les rangs; les représentants, toujours conduits par les agents et les commissaires, descendent dans la cour. Le général Forey se présente; le général Oudinot lui parle un instant, et se retournant vers les membres de l'Assemblée, dit que le général Forey lui a répondu
«Nous sommes militaires, nous ne connaissons que nos ordres.»
M. le général Lauriston : «Il doit connaître les lois et la Constitution. Nous avons été militaires comme lui.»
Le général Oudinot : «Le général Forey prétend qu'il ne doit obéir qu'au pouvoir exécutif.»
Tous les représentants : «Qu'on nous emmène, qu'on nous emmène à Mazas!» Plusieurs gardes nationaux qui sont dans la cour crient, chaque fois que la porte s'ouvre pour laisser passer les officiers qui vont et viennent : «Vive la République! vive la Constitution!» Quelques minutes se passent; enfin la porte s'ouvre et les agents ordonnent aux membres du bureau et de l'Assemblée de se mettre en marche. MM. les présidents Benoist et Vitet déclarent qu'ils ne sortiront que par la force. Les agents les prennent par le bras et les font sortir dans la rue. MM. les secrétaires, le général Oudinot, M. Tamisier et les autres représentants sont conduits de la même manière, et on se met en marche à travers deux baies de soldats. Le président Vitet est tenu au collet par un agent, le général Forey est en tête des troupes et dirige la colonne. L'Assemblée, est conduite jusqu'à la caserne du quai d'Orsay en suivant les rues de Grenelle, Saint-Guillaume, Neuve-de-l'Université, de l'Université, de Beaune, les quais Voltaire et d'Orsay. Tous les représentants entrent dans la caserne et on referme la porte sur eux. Il est trois heures vingt, minutes. Le nombre des représentants arrêtés était de 220.

Cette scène, dont le récit, émané des parlementaires, laisse beaucoup à désirer l'exactitude complète, avait pu durer si longtemps, parce que le maire et les commissaires de police n'avaient pas sous la main des forces suffisantes. Il avait fallu courir à la préfecture de police, au général Forey; et c'était seulement lorsque celui-ci était arrivé avec un bataillon, qu'on avait pu emmener les représentants.

A la caserne du quai d'Orsay, beaucoup de représentants reçurent des amis, des parents. Tous étaient libres de partir, quelques-uns le firent. Aucun d'eux ne courait de dangers, et, dans de telles circonstances, il était puéril de jouer au martyre. Quelques-uns cependant déclarèrent qu'ils voulaient rester prisonniers. Ils refusaient de faire connaître leurs noms. On fut obligé de faire venir un officier de paix, ordinairement de service à 1'Assemblée, qui commença à désigner nominativement pour qu'on pût les inscrire. Voyant cela, les autres se nommèrent.
Les représentants conduits à la caserne du quai d'Orsay - 2 décembre 1851.

Les représentants conduits à la caserne du quai d'Orsay.
2 décembre 1851.

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«Général, disait un représentant, pourrai-je envoyer chercher des nouvelles de ma femme? - Allez-y vous-même, répond-le général Forey; seulement promettez de revenir. - Je vais vous faire une promesse écrite. - Je m'en rapporte parfaitement à vous. - Il faut que cela soit écrit pour l'authenticité historique.» Le représentant ne revint que le lendemain à quatre heures du matin, Le lancier de faction lui dit que les autres représentants étaient partis. «Et je n'y étais pas s'écria le prisonnier. Que pensera le pays? - Il pensera que, pour ne pas rester dans la rue à quatre heures du matin, dit le soldat qui lui barrait la porte, vous êtes retourné chez vous.»

Les représentants les plus obstinés furent transportés dans des voitures de toute sorte, omnibus et autres, soixante-deux à Mazas, cinquante-deux au Mont-Valérien et cent quatre à Vincennes, les uns à dix heures du soir les autres à deux heures du matin.

Le Mont-Valérien, habitation où furent enfermés les représentants.

Le Mont-Valérien, habitation où furent enfermés les représentants.
Porte du fort du Mont-Valérien.

Porte du fort du Mont-Valérien.

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A Vincennes, on prépara pour eux les appartements du prince de Montpensier, et le général Courtigis disposa de tout son mobilier en leur faveur. MM. Berryer, Piscatory, Odilon Barrot, Béchard, Léo de Laborde, de Riancey, étaient au nombre des représentants enfermés à cette forteresse. M. Odilon Barrot, en arrivant, monta sur une chaise et adressa une allocution à ses collègues. «Comment, dit le général de Courtigis , depuis trente ans que vous faites le même discours, vous n'en avez pas assez? - Général, répondit l'orateur, je devais trop au système parlementaire pour ne pas lui rendre ce dernier hommage.»

La haute Cour de justice avait essayé, elle aussi, de se constituer et de rédiger la mise en accusation du Président, mais elle s'était séparée aux premières sommations de l'autorité.

Les représentants n'avaient pu faire de la mairie de la rue de Grenelle un centre- de résistance. Il est évident que si l'Assemblée eût joui du moindre crédit, la séance orageuse de la rue de Grenelle dura assez longtemps pour permettre à la moitié de Paris d'accourir. Mais la population. nous l'avons dit, restait calme; elle comprenait bien l'illégalité de la mesure- prise par le Président, mais elle en sentait aussi la nécessité. Les hautes classes seules, déçues dans leurs espérances de restauration monarchique, et qui prennent plus d'intérêt au gouvernement parlementaire parce que ce gouvernement leur donne l'autorité, s'agitaient. Les attroupements se formaient cette fois au boulevard des Italiens. Cependant les socialistes, plus vaincus encore que les parlementaires, s'organisaient aussi et cherchaient à soulever le peuple; mais le peuple ne les suivait pas. Sur les boulevards se pressait une foule avide de nouvelles, bavarde, mais peu émue. La division de cavalerie du général Korte fit une promenade pour disperser la foule. L'aide de camp du Président, le colonel Fleury, l'accompagnait : il eut, à la hauteur de la porte Saint-Denis, son képi traversé d'une balle et s'affaissa même sur son cheval. Un moment on le crut tué, mais il n'avait qu'une légère blessure. Ce fut le seul acte important d'hostilité de la journée. A onze heures du soir, Paris avait son aspect accoutumé.

Suite : Chapitre 6 - Journée du 3 décembre.

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