CHAPITRE 1
LA SOIRÉE DU 1ier DÉCEMBRE À L'ÉLYSÉE |
Le soir du lundi 1 ier décembre, il y avait, comme c'était l'habitude toutes les semaines, grande réception au palais de l'Élysée.«Les ambassadeurs et les ministres étrangers, les représentants napoléoniens, un grand nombre de fonctionnaires militaires ou civils, des officiers de la garde nationale et beaucoup de femmes élégantes remp1issaient, comme à l'ordinaire, les salons et la galerie du rez de chaussée; mais, par une disposition particulière, la pièce du fond, qui servait de salle du conseil, était hermétiquement fermée. Dans le salon qui précédait cette pièce, le Prince, entouré de diplomates et de dames, conservait une attitude pleine d'aisance, bien qu'un habile observateur eût pu remarquer que ses traits étaient plus fatigués que de coutume. On a dit que le visage de Louis-Napoléon était impassible et enjoué ce soir-là; cela n'est pas exact : les traits du prince étaient visiblement altérés, soit par la lassitude, soit par une émotion contenue; mais son aisance extérieure et la liberté d'esprit avec laquelle il entretenait son entourage devaient nécessairement faire attribuer à la fatigue seule l'altération de son visage plus pâle qu'à l'ordinaire.» [Beaumont-Vassy, Histoire de notre temps]. - Je le crois, mon Prince, - Fort bien alors... c'est pour cette nuit... Vous n'avez pas bougé, c'est bien, vous êtes fort. Vous couchez à l'état-major de la garde nationale, aux Tuileries? - Prince, mon prédécesseur, le général Foltz, y étant encore installé avec sa femme et ses enfants,·je loge chez moi. - Mais il faut que vous couchiez ce soir à l'état-major. - Si l'on me voyait passer la nuit sur un fauteuil à l'état-major, cela paraîtrait extraordinaire. - Vous avez raison. Mais soyez-y à six heures du matin; je vous enverrai mes ordres. Qu'aucun garde national ne sorte en uniforme! - J'en réponds, pourvu que j'aie assez d'ordonnances à ma disposition. - Voyez pour cela le ministre de la guerre. Allez; mais pas tout de suite, on croirait que je vous ai donné un ordre.» Le Président prit le bras de l'ambassadeur d'Espagne qui passait, et M. Vieyra s'en alla saluer des dames. Vers dix heures, le Président de la République rentra de nouveau dans le cabinet où travaillait M. Mocquard : «Savez-vous ce qui se passe? lui dit le Prince : on parle beaucoup dans les salons d'un coup d'Etat, mais ce n'est pas du nôtre. C'est du coup d'Etat que l'Assemblée nationale veut faire contre moi.» On parlait aussi cependant de l'autre éventualité. Un député méridional, M. Denjoy, rencontrant un écrivain son compatriote, lui dit tout haut «Eh bien! quand nous mettrez-vous à la porte?» Le journaliste répondit: «J'espère que cela ne tardera guère.»
M. de Morny est une des figures les plus frappantes de l'époque; son caractère, ses talents le désignent, encore plus que le grand rôle qu'il a joué et que la haute position qu'il occupe, à l'étude de l'historien.
M. de Morny se lança d'abord dans la carrière militaire. En 1832, il sortait de l'École d'état-major, sous - lieutenant au 1ier régiment de lanciers. Il tint garnison à Clermont-Ferrand et à Fontainebleau. A Clermont il réussit dans les salons, où on le recherchait vivement pour sa grâce et pour son esprit. A Fontainebleau, il fréquentait surtout la bibliothèque. « Quels livres, disait un jour Mme de Souza à M. Sainte - Beuve, quels livres croyez - vous qu'il choisisse pour ses lectures? Vous pensez qu'il lit des romans, des poésies légères, des mémoires agréables, des contes de Voltaire : à tout cela il préfère des livres de métaphysique, de théologie. Et savez-vous la raison qu'il m'en donne? 'J'étudie d'abord les livres de religion, dit-il, parce que je veux tout de suite couler à fond cette question-là.'» Ces études n'entraînèrent nullement le jeune officier au séminaire, car à peu de temps de là il s'embarquait pour l'Algérie et le duc d'Orléans écrivait à un de ses amis : «A propos de femmes éplorées, Morny part pour l'Afrique.» Il y resta peu, mais assez pour se distinguer; à Mascara d'abord, où il traversa avec un autre capitaine toute l'armée d'Abd-el-Kader pour rejoindre l'avant-garde de l'armée française, ensuite au siège de Constantine, où il reçut quatre balles dans son képi et où nous l'avons montré s'efforçant de sauver le général Trézel. Il fut à cette occasion nommé chevalier de la Légion d'honneur. M. de Morny fit en Afrique la connaissance de M. Changarnier, avec lequel il devait se rencontrer plus tard dans des circonstances différentes, dont lui-même déplorait la triste nécessité. M. de Morny, officier d'ordonnance du général Oudinot, malade, grelottant de froid, venait de se coucher, enveloppé de son manteau, sur le bord d'une rivière. Un officier qu'il ne connaissait point, passe : «Monsieur le comte de Morny, lui dit-il, vous avez la fièvre, voulez-vous me permettre de vous offrir une orange? - Grand merci! - A qui dois-je cette gracieuseté? - Au capitaine Changarnier.» Plus tard, au siége de Constantine, M. de Morny remarque l'ordre et la bonne tenue d'un bataillon, c'était celui du commandant Changarnier. M. de Morny en fit un tel éloge au général Trézel, que celui-ci désigna Changarnier pour former l'arrière-garde où il montra une si grande intrépidité La politique devait plus tard mettre en antagonisme ces deux hommes qui ne luttaient alors que de bons services. Il dut en coûter à M. de Morny de faire arrêter M. Changarnier. A vingt-sept ans, après deux campagnes en Afrique, une belle perspective s'ouvrait devant M. de Morny; tout à coup, sur le refus qu'on lui fait d'un congé demandé pour rétablir sa santé, il donne sa démission (1838), et se retourne vers l'industrie, la grande préoccupation de notre siècle. Attiré à Clermont par l'excellent accueil qu'il y avait reçu autrefois, il y achète des propriétés et fonde l'industrie du sucre indigène. Un congrès se tient à Paris pour défendre les intérêts de cette industrie naissante. M. de Morny est élu président. En 1842, une vacance se produit dans la députation du Puy-de-Dôme : ses amis le déterminent à se porter comme candidat. Il avait de sérieux concurrents, et au premier tour de scrutin personne n'est élu. M. de Morny tient; bon dans les derniers jours il se multiplie et parvient à retourner complètement en sa faveur les dispositions du collège électoral. Il est nommé. Le ministre de l'intérieur, M. Duchâtel, avait ri de cette candidature «De Morny n'aura pas dix voix, répétait-il à tout le monde.» M. Véron, dans ses Mémoires, raconte à ce propos plusieurs anecdotes. M. de Morny s'était présenté aux trois cercles de Clermont. A son entrée au cercle du commerce, un membre lui dit : «Savez-vous que vous êtes le premier comte qui mette le pied dans les salons de notre cercle?» M. de Morny lui répond en riant et en lui tendant la main : «Mais vous devez savoir que les bons comptes font les bons amis.» Dans une réunion assez nombreuse, un de ses concurrents lui dit : «Monsieur de Morny, qu'avez-vous donc promis aux électeurs de la campagne? Je les ai trouvés très-froids pour moi et très-sympathiques pour vous!» Une éclipse devait avoir lieu le 10juillet. «Je leur ai promis, répond gaîment M. de Morny, une éclipse de soleil pour le 10 de ce mois. Toutefois, en loyal concurrent, j'ai ajouté que vous aussi, vous pourriez leur en promettre une autre, mais que votre jour n'était pas encore arrêté.» Il mît les rieurs de son côté. M. de Morny se distingua bientôt à la Chambre, comme il l'avait fait dans le monde, dans l'armée, dans l'industrie. Réservé et prudent, il se bornait aux discussions financières et économiques, mais y tenait tête aux orateurs les plus éprouvés. M. Guizot pensa même plus d'une fois à lui confier un portefeuille. Il n'eût certes pas mal fait. Dans les dernières années du règne de Louis-Philippe, M. de Morny ne se mêla point aux luttes ardentes de l'opposition. Mais il ne cessait de donner les plus sages conseils au gouvernement, et un mois avant la révolution de Février. il publiait dans la Revue des Deux-Mondes un remarquable article où il prévoyait, avec une sûreté de coup d'il vraiment étonnante, la crise qui était imminente, montrait les progrès du communisme et indiquait le remède. La révolution de Février lui donna raison. En même temps cette révolution lui ouvrit un nouvel avenir. En effet, il ne tarda pas à se dévouer à la politique du président Louis-Napoléon, auquel l'attachaient des liens tout particuliers, et lorsque le Prince songea à préparer l'acte du 2 décembre, il mit naturellement toute sa confiance en M. de Morny, qui fut un de ses plus énergiques appuis. M. Véron peint ainsi l'homme qui allait jouer un rôle si important «A une soirée de réception chez M. le comte Molé, ministre des affaires étrangères, je vis pour la première fois M. de Morny. Il arrivait du siége de Constantine. Mes regards s'arrêtèrent sur cette physionomie intelligente et distinguée, encore altérée par les traces de la fièvre. D'une gravité sympathique, d'une politesse digne, froide, mais qui ne va pas jusqu'an dédain, M. de Morny s'est en tout temps fait remarquer par une certaine surveillance de sa vie, par une certaine économie de soi-même. Dans toute compagnie, il montre de l'aisance, du naturel; mais il ne fréquente guère que ce qu'on est convenu d'appeler le grand monde. C'est là son milieu; il y prit ses lettres de naturalisation dès le salon de Mme de Souza. Il est là tout à l'aise, il y a ses coudées franches; il s'y fait surtout remarquer par son langage net et précis et par son goût élevé pour les arts et pour les lettres. Depuis longtemps M. de Morny tient une des premières places parmi les amateurs de tableaux; il ne court qu'après les maîtres et les chefs-d'uvre, laissant les copies, les peintres et les toiles médiocres à cette population, si nombreuse en France, d'amateurs de mauvais tableaux. Son petit hôtel de modeste apparence des Champs-Élysées est comme un sanctuaire ouvert à tous les chefs-d'uvre, à tous les prodiges de l'art : hautes curiosités, marbres précieux, tableaux sans prix, y occupent la plus grande place. Que de fois j'y ai contemplé Rembrandt, Watteau, Metzu, Terburg, Greuze et quelques artistes modernes, dans ce qu'ils ont fait de plus magistral et de plus éclatant!» «Il n'est pas un homme d'Etat de la Grande-Bretagne qui n'élève des chevaux de course, ne chasse le renard, ne monte tous les jours à cheval, et ne vive dans des conditions d'élégance mondaine et d'intelligente liberté, tout en se préoccupant des grandes affaires du gouvernement. En France, au contraire, on ne se croit guère un ministre sérieux qu'en affichant les habitudes les plus guindées, qu'en se montrant dès sept heures du matin vêtu de noir et en cravate blanche. M. de Morny, placé à la tête d'un grand mouvement d'affaires, ne fait d'infidélités ni à la chasse ,ni au sport, ni à l'Opéra, ni aux soirées de Racine, de Corneille, de Molière et de nos auteurs modernes à la Comédie française; ni aux salons privilégiés où se donnent rendez-vous les grands esprits et les grandes dames de notre temps.... Au milieu de notre société démocratique, il y a toujours place, on le voit (elles y sont même honorées), pour des existences aristocratiques, à la condition de ne rester en dehors ni du mouvement des idées, des arts et des lettres, ni des incessantes découvertes et innovations de la science, du commerce et de l'industrie.» [Véron Mémoires d'un Bourgeois de Paris.] Le soir du 1ier décembre, M. de Morny était allé à l'Opéra-Comique où il se trouva non loin du général Cavaignac, dont le mariage avec la fille d'un riche banquier, M. Odier, devait avoir lieu quelques jours plus tard. Une dame vint, avec son mari, saluer M. de Morny dans sa loge: «Vous vous occupez sans cesse de votre Assemblée, lui dit-elle, mais on dit qu'on va lui donner du balai. Que ferez-vous, monsieur de Morny? Je ne sais si cela arrivera, répondit-il, mais s'il y a un coup de balai, soyez sûre, madame, que je tâcherai de me mettre du côté du manche.» Dans la matinée du même jour, on avait demandé à M. de Morny deux billets d'entrée pour la séance de l'Assemblée du 2 décembre. M. de Morny remit les deux billets et ajouta en souriant : «Si on vous fait des difficultés pour entrer, vous m'enverrez prévenir.» M. de Morny, M. de Maupas, le général Saint-Arnaud étaient donc réunis dans une suprême conférence avec le Président. Chacun d'eux avait son rôle bien déterminé : le général Saint-Arnaud la direction des troupes, M. de Maupas celle de la police, M. de Morny le ministère de l'intérieur. On n'avait point voulu constituer de cabinet définitif pour ne pas énerver l'action en la compliquant. M. de Béville, lieutenant colonel d'état-major et officier d'ordonnance du Prince, fut mandé : le Président lui remit les pièces destinées à être publiées, et lui ordonna de les porter à l'Imprimerie nationale, de les faire composer et mettre sous presse sous ses yeux et de les livrer, aussitôt le travail achevé, au préfet de police qui se chargeait de les faire afficher. Après le départ de M. Béville, MM. de Morny, de Maupas et de Saint-Arnaud résumèrent toutes les mesures qui devaient s'exécuter simultanément, ou se succéder. Bientôt le prince Louis-Napoléon ouvre avec une clef qu'il portait à la chaîne de sa montre, une petite boîte où se trouvaient, sous des plis cachetés, ses recommandations et ses instructions précises, les remet à ceux auxquels ils étaient destinés et lève la séance. M. de Morny, s'adressant à ses collègues, leur dit simplement : «Il est bien entendu, messieurs, que chacun de nous y laisse sa peau. - La mienne est déjà bien usée, répliqua M. Mocquard, et je n ai pas grand'chose à perdre.» Dans cette dernière conférence, régna le plus grand calme. Aucune objection ne se produisit, aucune arrière crainte, aucune mesure prise dans la prévision d'un insuccès. Après le départ de MM. de Morny, de Maupas et de Saint-Arnaud, le Prince s'aperçut que le ministre de la guerre avait laissé sur la table une pièce importante. Il chargea M. Mocquard de la lui porter sans retard. M. Mocquard trouve le ministre dans son cabinet, en robe de chambre. «Général, vous n'êtes pas en costume de guerre? - Se reposer la nuit, dit Saint-Arnaud, c'est le moyen d'être en bonne disposition le lendemain matin.» Le ministre et le chef du cabinet du Prince restent ensemble une demi-heure à se promener de long en large dans l'appartement, et surtout à rire de la figure que feraient le lendemain les deux plus petits hommes de l'Assemblée législative, MM. Thiers et Baze, lorsqu'ils se verraient faits prisonniers en chemise. Le Prince resté seul, se coucha et donna l'ordre de le réveiller à cinq heures du matin ou, au besoin, pendant la nuit. |