Les Amis des Mées
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CHAPITRE 3

LES ARRESTATIONS
INVESTISSEMENT DE L'ASSEMBLÉE
DÉPLOIEMENT DES TROUPES.


Les commissaires de police sortaient de la Préfecture en même temps qu'une partie des troupes de la garnison quittait silencieusement ses casernes. Les arrestations, ayant lieu dans des quartiers différents, ne devaient nullement se contrarier ni exciter de tumulte.

La plus importante était, sans contredit, celle du général Changarnier, celui qui aurait pu servir de chef aux parlementaires. Le général habitait rue du Faubourg-Saint-Honoré, 3. On s'attendait de la part d'un homme aussi énergique à quelque résistance. Aussi M. Lerat, commissaire de police, était-il accompagné du capitaine Baudinet, de la garde républicaine et d'agents déterminés.

«Au coup de sonnette du commissaire, le concierge refuse d'ouvrir. On comprend alors qu'il y a défiance. Un agent reste à la grande porte pour occuper le concierge et l'empêcher d'avertir. Une boutique d'épicier, située dans la même maison, est déjà ouverte. Supposant qu'elle a issue sur la cour, le commissaire se montre, commande qu'on lui ouvre la porte de communication, et entre, suivi de ses agents. Déjà le général avait été averti. De sa loge, le concierge pouvait sonner à son appartement; ce qu'il avait fait. Sur le palier du premier, le commissaire se trouve en présence du domestique du général. On lui arrache la clef de l'appartement qu'il avait à la main. Deux portes sont ouvertes en même temps : celle d'entrée, par le commissaire; celle d'une chambre à coucher, par M. Changarnier lui-même, qui, sautant à bas du lit, a saisi une paire de pistolets. D'un bond, M. Lerat lui abat les deux bras. 'Général, lui dît-il, ne résistez pas, votre vie n'est pas menacée.' M. Changarnier jeta ses armes, ordonna à son domestique de l'habiller, et dit au commissaire : 'M. de Maupas est un homme de bonne compagnie; dites-lui de ne pas m'ôter mon domestique, je ne puis me passer de ses services.' Le commissaire se hâta d'accéder à cette demande. En voiture, M. Changarnier fit tomber la conversation sur l'événement qui s'accomplissait. 'Le Président était sûr de sa réélection, dit-il, c'est se donner inutilement la peine d'un coup d'Etat : quand l'étranger lui fera la guerre, il sera content de me mettre à la tête d'une armée.'»
[J. Belouino, Histoire d'un coup d'État.]
Hôtel de M. Thiers, place Saint-Georges à Paris.

Hôtel de M. Thiers, place Saint-Georges à Paris.
Cliquer sur le dessin pour le voir agrandi.

L'arrestation de M. Thiers fut plus facile. «M. Hubault aîné arrive, avec quatre agents, à cinq heures et demie à l'élégant hôtel de la place Saint-Georges habité par l'ancien ministre de Louis-Philippe. Un valet de chambre les conduisit au premier étage, et leur montrant du doigt une porte au bout d'un long couloir, leur dit 'Monsieur est là.' Un bon feu brûlait dans la chambre et une petite lampe donnait en plein sur l'expressive figure de l'illustre orateur, encadrée par d'épais rideaux de soie rouge. Il semblait dormir. Son domestique le toucha à l'épaule et lui dit 'Voilà des messieurs qui désirent vous parler.' Il se soulève brusquement et porte la main à sa tête 'De quoi s'agit-il? - D'une perquisition chez vous, dit le magistrat. Mais ne craignez rien, on n'en vent pas à votre sûreté. - Mais encore, qu'entendez-vous faire, messieurs? Savez-vous que je suis représentant, et que ce que vous accomplissez à cette heure peut porter votre tête sur l'échafaud? - Je le sais, dit gravement le commissaire, mais cette perspective même ne peut empêcher un fonctionnaire de faire son devoir. - Mais c'est donc un coup d'État? Suis-je le seul, au moins, qu'on exécute de la sorte?'


«Le commissaire se tut. Il ne voulait, il ne devait pas plus instruire M. Thiers que discuter avec lui, et se borna à lui réitérer l'ordre de se lever et de le suivre. L'ancien président du conseil obéit, s'habilla lentement et en silence, prit sa montre qu'il regarda attentivement, et tout à coup saisi d'un mouvement fébrile : 'Si je vous brûlais la cervelle, monsieur? Connaissez-vous la loi? Savez-vous que vous violez la Constitution?.' Le commissaire sourit : 'Je n'ai pas à vous répondre, monsieur, j'exécute les ordres du préfet de police, comme j'exécutais les vôtres quand vous étiez ministre de l'intérieur.' On ne trouva chez M. Thiers que les manuscrits de ses beaux travaux historiques, une paire de pistolets chargés et capsulés, et six lettres politiques, dont une, écrite par un ami inconnu, lui offrait un asile en cas de coup d'État. En quittant le somptueux cabinet de travail, merveille d'art et de bon goût digne de la merveilleuse intelligence qui l'habite, le prisonnier demanda à embrasser sa femme. Mme Thiers arriva au bout de cinq minutes, vêtue de noir et coiffée en cheveux : 'Qu'y a-t-il, mon ami, s'écria-t-elle? - Rien, ma chère Élisa, reprit-il affectueusement, c'est M. le préfet de police qui me mande. Faites en sorte que votre mère, qui est malade, ne sache rien de tout ceci.' »

On descendit, et en s'asseyant dans le fiacre qui prit la direction de la Bastille, l'homme d'Etat retrouva toutes ses facultés d'improvisation et de dialectique. La violation des lois, les dangers de la situation, le revirement possible des affaires, les chances de l'avenir fournirent à sa parole des saillies étincelantes, et s'il n'eût pas si bien connu l'homme qu'il avait devant lui, peut-être eût-il essayé d'un nouveau triomphe oratoire. Mais il n'y avait ni possibilité, ni urgence. La cour de la prison était pleine de troupes. Au greffe, il remercia le commissaire qu'il chargea d'une lettre pour sa femme, demanda qu'on lui servît du café au lait, et refusa de signer au procès-verbal d'arrestation, parce que c'eût été, disait-il, reconnaître la légalité de la violation commise à son égard.»
[Meyer, Histoire du 2 décembre.]

Le général Cavaignac, qui demeurait rue du Helder, ne perdit rien de sa dignité. Il demanda seulement à écrire à son futur beau-père, M. Odier, et à n'être conduit à destination que par le commissaire. Le général Lamoricière eut moins de calme. Il habitait rue Las Cazes, 11, et le concierge ne voulut ni indiquer son appartement, ni donner de lumière. Le domestique arriva au bruit, mais sitôt qu'il aperçut le commissaire il éteignit sa lampe, puis se sauva en criant «au voleur»; mais il tomba au milieu des sergents de ville qui le saisirent, et dans l'obscurité il fut légèrement blessé à la cuisse, mais il put remonter et guider les agents à la chambre du général. Celui-ci se mit en devoir de s'habiller; puis tout à coup il demanda à son domestique si l'argent qu'il avait mis sur la cheminée y était encore. «Monsieur, interrompit le commissaire Blanchet, cette question est injurieuse pour moi. - Pourquoi cela? dit le général. Est-ce que je vous connais? Qui me prouve que vous n êtes pas des malfaiteurs?» On lui lut le mandat et on le pria de ne point essayer de fuir. Je ne promets rien, dit-il, faites de moi ce que vous voudrez. Dans le fiacre il ne dit rien, mais en passant devant le poste de la Légion d'honneur il mit la tête à la portière et voulut haranguer les soldats, mais on l'en empêcha.

Le général Bedeau perdit tout le sentiment de sa dignité : il voulut qu'on employât la force, et le commissaire, après lui avoir fait avouer qu'on avait usé de tous les ménagements possibles, ordonna d'employer la force. Le colonel Charras était résolu, en cas d'arrestation, à se servir de ses armes; mais il avait cru que la chose se ferait deux jours plus tôt et il avait déchargé ses pistolets. Puis, pour ne pas compromettre l'honneur d'une femme, il fit tout pour qu'il n'y eût pas d'esclandre.

M. Roger du Nord se conduisit en grand seigneur. C'était le comte de Morny, son ami, qui avait voulu qu'on l'arrêtât pour n'avoir pas à sévir plus rigoureusement contre lui. M. Roger apprenant qu'on venait l'arrêter : «Ah! ah! fit-il en se frottant les yeux, je suis arrêté! Joseph, servez du xérès à ces messieurs, et habillez-moi.» Puis avec une gaieté qui ne se démentait pas «Je m'y attendais, depuis deux jours j'étais prévenu, car on a des amis partout. Ma foi, j'aime encore mieux cela que le rôle stupide que nous jouions à la Chambre. Napoléon va réussir, c'est incontestable; mais gare l'avenir! Enfin il a été plus adroit que nous.»

M. Lagrange, le célèbre émeutier, ne fit pas non plus de résistance. Il se contenta de dire : «Un seul coup de pistolet, tiré de ma fenêtre, appellerait le peuple aux armes.» Mais il se trompait. On saisit chez lui beaucoup de papiers politiques et tout un arsenal, fusil de calibre, deux pistolets, deux moules à balles, des cartouches, trois poignards et un sabre de cavalerie qu'un maréchal des logis de la garde républicaine reconnut pour être celui qu'on lui avait pris le 24 février. En se rendant à Mazas, il s'écria; «Le coup est hardi, mais bien joué.»

M. Cholat, qui habite Passy, offrit à M. Allard et à ses agents de l'absinthe, dont il but deux grands verres avant de partir. En route, il essaya d'insurger les balayeurs des rues, auxquels il criait à pleins poumons : «Aux armes! mes amis, aux armes.»

Prison Mazas.

Prison Mazas.
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Chez M. Greppo, rue de Ponthieu, la scène aurait eu quelque chose d'une comédie de Molière si les circonstances n'eussent été si graves. On trouva chez le célèbre disciple de M. Proud'hon une hache d'armes fraîchement aiguisée, des poignards et un superbe bonnet rouge. M. Greppo ne prit cependant point, à la vue du commissaire, un air terrible, car il expliqua la présence du bonnet rouge par son goût pour la marine. Il tomba ensuite dans un tel état de prostration morale et physique que sa femme obtint la permission de l'accompagner à la prison Mazas. Le commissaire la lui donna, oubliant les injures que Mme Greppo, pour sauver sans doute la dignité de son mari, avait cru devoir lui adresser.

Quelques jours après, une dame se présentait au ministère de 1'intérieur et disait : «Ce n'est pas de tout ça, j'ai un enfant, il faut que je le nourrisse, et je viens savoir quand on nous payera le mois de novembre.»

Les autres arrestations n'offrirent rien de remarquable, et à sept heures du matin elles étaient exécutées. Celles du général le Flô et de M. Baze, questeurs de l'Assemblée, bien qu'elles eussent été difficiles, étaient également terminées.

Tous deux habitaient le palais Bourbon et leur arrestation coïncida avec l'occupation de ce palais par les troupes chargées d'empêcher l'Assemblée de se réunir. C'était le colonel Espinasse qui avait été chargé d'exécuter cette partie du plan. Le palais de l'Assemblée était gardé par un bataillon de son régiment, sous les ordres du commandant Meunier, et le bataillon avait été désigné par les questeurs. Il fallait relever ce bataillon et lui substituer des troupes sur les officiers desquelles on pût compter. Le général Renaud qui devait surveiller toute la rive gauche, reçut de bonne heure les ordres du ministre de la guerre et du général Magnan et fit prendre les armes aux troupes casernées à l'Ecole militaire.

A cinq heures et demie, le colonel Espinasse partit à la tête de quatre compagnies d'élite de son régiment et accompagné des sapeurs. On fit halte à quelque distance, et le colonel montrant à ses sapeurs une petite porte qui donnait sur la rue de l'Université, leur dit de le suivre sitôt qu'on lui aurait ouvert. Il était six heures. Le colonel frappa; on ouvrit. Il entra; les Sapeurs arrivèrent, puis les grenadiers. Le chef de bataillon Meunier se présente; Espinasse lui dit «Je viens prendre le commandement du palais.» Le chef de bataillon proteste au nom de la consigne qu'il tient de l'Assemblée. «Me reconnaissez-vous pour votre colonel? répond Espinasse, obéissez.» Le commandant donna aussitôt sa démission, et Espinasse renvoya le bataillon à l'Ecole militaire.

Presque au même moment entraient les commissaires chargés d'arrêter MM. le Flô et Baze. Le général le Flô, surpris, exhala toute sa colère : «Ah ! Napoléon veut faire son coup d'État! Eh bien nous le fusillerons à Vincennes: et vous, dit-il au commissaire, nous ne vous bannirons pas à Nouka-Hiva, nous vous fusillerons avec lui.»
[Rapport de M. Bertoglio, Archives de la préfecture de police.]
Le général s'emporta ensuite en paroles acerbes contre le colonel Espinasse et voulut haranguer les soldats. Au moment de monter en voiture il criait encore, mais les grenadiers croisèrent la baïonnette et il garda le silence jusqu'à Mazas. Là ses violences recommencèrent, et Charles Lagrange qui venait d'arriver, lui dit «Qu'avez-vous donc à être si fort en colère, général? Nous voulions mettre le Président de la République dedans, et c'est lui qui nous y met. Bien joué, ma foi! Quant à moi, je ne lui en veux pas le moins du monde.»

La résistance de M. Baze eut un caractère tout particulier. Le questeur vint sur l'escalier vêtu d'un caleçon et d'une robe de chambre, et coiffé d'un foulard. Dans ce simple appareil, il commença par argumenter, puis mit le commissaire hors la loi, puis se débattit, aidé par ses domestiques. Les agents l'emportèrent jusqu'à l'étage inférieur où il essaya de haranguer la troupe, mais son costume, son accent méridional excitèrent l'hilarité des soldats et détruisirent tout l'effet de son éloquence. Il consentit alors à s'habiller et à monter en voiture.

Le lendemain on trouva chez lui plusieurs pièces qui démontrèrent jusqu'à l'évidence les intentions des parlementaires. C'étaient deux décrets préparés d'avance : l'un ordonnait à un général, dont le nom était en blanc, de prendre immédiatement le commandement de toutes les forces, tant de l'armée que de la garde nationale stationnées dans la première division militaire.

L'autre ordonnait à tout général, tout commandant de corps et de détachement, d'obéir aux ordres du général nommé par l'Assemblée. Enfin on saisit des états complets de régiments, des listes d'officiers, ce qu'on ne trouve que dans les bureaux d'un état-major.

Quelques instants après l'arrestation de M. Baze, M. de Persigny, qui n'avait aucun rôle officiel, mais qui avait l'œil à tout, allait prévenir le prince Louis-Napoléon de l'occupation du Palais législatif. Au même moment M. le comte de Morny se rendait au ministère de l'intérieur, accompagné de M. de Flahaut, de M. Léopold Lehon, son secrétaire. En passant près du palais Bourbon ces messieurs purent s'assurer que le colonel Espinasse en était maître. Lorsqu'ils arrivèrent au ministère de l'intérieur, M. de Thorigny dormait encore. M. de Morny était bien connu des huissiers et des domestiques qui lui ouvrirent les appartements du rez-de-chaussée. M. de Thorigny, réveillé en toute hâte, vint recevoir son successeur et la lettre par laquelle le Président le relevait de ses fonctions tout en lui exprimant ses remerciements pour ses services. M. de Morny, nous l'avons dit, était le seul ministre avec le général de Saint-Arnaud, officiellement nommé.

Les troupes prononçaient leur mouvement, elles arrivaient dans les Champs-Élysées. La brigade Ripert enveloppait le palais Bourbon; la brigade Forey se dirigeait vers le quai d'Orsay; la brigade Dulac vers le jardin des Tuileries, la brigade de Cotte se massait sur la place de la Concorde, la brigade Canrobert sur l'avenue de Marigny. Dans les Champs-Élysées se tenaient la brigade de cavalerie du général Reybell et la division de grosse cavalerie de Versailles. Ce déploiement de troupes n'avait pour objet que de montrer les sentiments de l'armée à laquelle on avait lu la proclamation du Président, et d'instruire ceux qui auraient voulu essayer de la résistance. Le plan avait été exécuté dans tous ses détails avec un remarquable ensemble. A sept heures, les commissaires rentraient à leurs postes, les agents de police se ralliaient à la Préfecture, les afficheurs se répandaient dans toutes les rues et tout était fini quand la capitale sortit enfin de son sommeil qui se prolonge assez tard dans cette saison.

Suite : Chapitre 4 - L'éveil de Paris (2 décembre); Proclamations; Dissolution de l'Assemblée législative; Bases d'une nouvelle Constitution.

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