Les Amis des Mées
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Des jours sans pain

À cette époque-là (1782 - 1783) il y avait en ville deux fours communaux pour permettre aux habitants qui pétrissaient leur pain de le cuire librement. Ceux qui n'avaient pas le temps de pétrir, ceux qui n'avaient pas de farine et les commerçants, allaient acheter leur pain chez les boulangers. Mais si ces boulangers ne préparaient pas la fournée, cela mettait "le désordre et l'alarme dans la ville", car le pain était vraiment la base de toute alimentation. Et l'on comprend aisément alors toute la signification et la justesse de l'expression "c'est long comme un jour sans pain".

Hier, lundi 26 août 1782 et aujourd'hui, les boulangers de cette ville ont refusé de livrer du pain.

Le bureau de police, formé de Benoit SALVATOR, Maire et Premier Consul, François Augustin GUILLAUT et Jacques TRABUC, Second et Troisième Consuls, Lieutenant Généraux de Police, Jean Baptiste Nicolas SALVATOR, Procureur du Roy de Police, s'est assemblé, mène son enquête et écoute des témoins.

"Monique Sauvage, servante de la dame MEYRONES de cette ville âgée d'environ 30 ans (...) à dit moyennant sermant que le jour d'hier avant l'heure du diné, elle passa devant la boutique de Jean SAVIN boulanger et comme elle vit qu'il n'y avait personne et qu'il n'y avait point du pain sur les tables, elle se retira, que ce jourd'hui sur les 10 heures du matin, elle s'est encore portée à la boutique du dit SAVIN pour y prendre du pain et que le dit SAVIN lui a dit qu'il n'en avait point et qu'il allait pétrir (...).

Geneviève GONTARD servante de Messire Etienne SALVA prêtre de cette ville âgée d'environ 50 ans (...) a déclaré moyennant serment que le jourd'hui à onze heures du matin et ayant besoin du pain, elle a été en demander à Louis FREUD boulanger qui a livré un pain bis et un pain blanc, ayant la dite GONTARD déclaré en outre que le jour d'hier et le jourd'hui plusieurs personnes étaient venues pour y emprunter du pain et lui disant qu'elles n'en avaient point trouvé chez aucun boulanger et nommément la servante de Demoiselle Bérard ARNOUX veuve (...).

Ensuite est comparu Sr Antoine ESMIOL aubergiste de cette ville âgé d'environ 40 ans (...) il a dit que tout le jour d'hier il a manqué du pain pour les étrangers qui ont passé à son auberge et qu'il n'en fut point demander à aucun boulanger parce qu'il savait qu'aucun d'eux n'avait point de pain blanc et qu'il fut obligé de faire manger du pain de son ménage aux dits étrangers et ce matin ayant demandé si les boulangers avaient paitri du pain blanc ou bis, beaucoup de personnes lui ont dit qu'ils n'avaient point paitri et que sur les neuf heures il a été chez Louis FREUD qui n'avait point du pain blanc et qu'il lui a livré 6 pains bis qu'il a été forcé de faire manger aux étrangers qui demandaient du pain blanc (...).

Et après est comparu Catherine RICHAUD servante du Sr AUBERT, elle a dit, que hier jour de lundi, elle fut chez SAVIN boulanger qu'elle ne trouva personne chez lui et que s'étant adressé à la veuve CHATEAUNEUF qui demeure à la maison voisine pour savoir si le dit SAVIN pouvait lui donner du pain, elle lui dit que depuis dimanche il n'en avait plus, que ce jourd'hui elle a été chez le dit SAVIN pour lui demander du pain, qu'elle n'a trouvé que sa femme qui lui a dit qu'elle n'en avait point et qu'elle pouvait se dispenser d'aller voir d'autres boulanger parce qu'ils n'en avaient pas non plus et qu'elle a oui plusieurs personnes se plaindre de ce que les boulangers leur avaient refusé du pain (...).

Est comparu Marie BARLATIER épouse de Joseph ITTARD cabaretier, ( ... ) elle a dit que le jour d'hier au matin ayant besoin de pain elle fut chez SAVIN boulanger où elle ne trouva que sa femme qui lui donna deux pains blancs disant qu'elle ne pouvait pas lui en donner d'avantage et que l'après diné du même jour elle allait encore chercher du pain chez les autres boulangers et qu'ayant rencontré des gens qui disaient que les boulangers n'avaient point du pain et qu'ils leur avaient refusé, elle s'en était retourné chez elle, que ce jourd'huy croyant que SAVIN aurait pétri, elle allait chez lui sur les neuf heures du matin pour lui demander du pain et que ayant rencontré des personnes sur son chemin qui lui ont dit que SAVIN ni aucun autre boulanger n'avaient point du pain, elle s'est encore retournée chez elle (...).

Monsieur le Procureur du Roy de Police a requis que tous les susdits boulangers fussent mandés tout présentement pour être sommairement oui sur le résultat du procès verbal et des dispositions ci dessus.

Ce qui ayant été fait, Louis FREUD, Charles BEZAUDUN, Isidore PICON et la femme de SAVIN seraient comparu lesquels lecture à eux faite du susdit procès verbal, avaient refusé du pain aux habitants et pourquoi ils n'avaient point paitri ni hier ni aujourd'huy pour le service du public qu'ils avaient fait soufrir. Et ils n'ont pas fait cela pour attendre l'augmentation du prix du pain qu'ils présumaient devoir survenir depuis la foire tenue à Manosque samedi dernier.

Charles BEZAUDUN a répondu que s'il n'a point paitri le jour d'hier ni ce matin ce n'est pas en vue d'attendre une augmentation du prix du pain, mais uniquement parce qu'il a mal à un doigt qui l'empêche de travailler, qu'il n'a point de garçon pour l'aider et que sa femme est dangereusement malade.

La femme de SAVIN a répondu que si elle a manqué de paitrir hier et aujourd'hui c'est parce que son mari a été obligé d'aller hier à la foire de Sisteron et qu'elle croyait que les autres boulangers qui étaient dans la ville, avaient fait du pain à suffisance de tous les habitants.

Louis FREUD a dit qu'il n'a pas pu paitrir ni hier ni aujourd'hui parce qu'il s'est occupé tout le jour d'hier à laver du blé pour faire de la farine et que son intention en différant de paitrir n'a pas été d'attendre l'augmentation du prix du pain, qu'il n'a manqué à sa boutique que du pain blanc puisqu'il lui reste encore du pain bis.

Isidore PICON a dit que depuis dimanche jusqu'à présent il a toujours eu du pain bis et du pain blanc à sa boutique au delà de ce qu'il lui en faut pour les pratiques, puisque les autres boulangers en sont venus prendre chez lui ou bien y en ont envoyé prendre et notamment la femme de SAVIN pour éviter de paitrir, ce qui ne l'a pas empêché de lui en livrer, et qu'il n'en a refusé à une des pratiques de SAVIN que quand il a cru qu'on abusait de la facilité pour le faire également manquer de pain.

Le bureau oui Monsieur le Procureur du Roy a condamné Louis FREUD, Jean SAVIN, et Charles BEZAUDUN chacun à six livres d'amende envers le Roy pour la faute par eux commise d'avoir fait manquer du pain les habitants de la ville, et pour avoir affecté de ne point paitrir pendant tout le jour d'hier ni ce jourd'huy jusques à l'heure de neuf du matin pour attendre l'arrivée du courrier de Manosque qui pouvait apporter la nouvelle de l'augmentation du prix du pain, et il a ordonné qu'injonction sera faite aux boulanger d'être plus attentifs à l'avenir à remplir leur devoir et à tenir du pain à suffisance pour les habitants sous peine de plus grosse amende .!" (1)

Quelques mois plus tard, fin avril 1783, voilà à nouveau que les boulangers ne fournissent plus de pain, donc nouvelle enquête.

Le bureau de Police s'est assemblé à l'Hôtel de Ville, il est composé de Ange MAURE Maire Premier Consul, Honoré BUES et Jean Baptiste PABON Second et Troisième Consuls Lieutenants Généraux de Police et Benoit SALVATOR Avocat à la Cour Procureur du Roi de Police.

" Le bureau a exposé que depuis plusieurs jours les nommés Jean SAVIN, Charles BEZAUDUN et Louis FREUD boulangers de cette ville refusent de donner du pain à ceux qui leur en demandent l'argent à la main, qu'ils en font tellement manquer le public que grand nombre d'habitants et particulièrement les plus pauvres sont obligés d'aller à la campagne sans manger et que le soir même plusieurs se couchent sans pouvoir manger que ce jourd'huy même il a vérifié en se portant chez les dits boulangers qu'ils n'ont point du pain dans leur boutique ce qui met le désordre et l'alarme dans la ville que la mauvaise pratique des dits boulangers est si condamnable que si parfois ils paitrissent ils cachent leur pain dans le fond de leur maison au lieu de l'exposer dans leur boutique pour avoir la facilité et le moïen d'en donner aux uns et d'en refuser aux autres ainsi que la fantaisie leur en prend..."

Des témoins sont entendus :

"Bernard RICHAUD (40 ans) travailleur de cette ville (…) a dit qu'aïant besoins journellement du pain pour lui et sa famille qui est nombreuse, il a envoïé plusieurs fois sa femme et ses enfants chez les dits SAVIN, FREUD et BEZAUDUN pour y prendre du pain en païant et qu'ils leur en ont refusé, et que dimanche dernier sa belle mère et sa femme aïant été demander du pain aux dits boulangers, ils leur en refusèrent constamment disant qu'ils n'en avaient point, ce qui l'obligea de prier la servante de la Dame DHONORAT d'aller lui en acheter et que cette fille aïant été chez les boulangers elle lui apporta seulement deux pains et qu'il est très vrai que les dits boulangers donnent souvent du pain aux uns et en refusent aux autres ...

Catherine GIRAUD (30 ans) épouse d'Etienne AMIEL travailleur de cette ville (...) a dit que depuis quelques tems les dits boulangers font manquer de pain au public, que lundi dernier, elle fut chez les dits boulangers pour leur demander du pain l'argent à la main et qu'ils lui en refusèrent et que de là, elle se porta chez le nommé Isidore PICON boulanger qui lui en livra six, que ce jourd'hui au matin elle s'est présenté à la boutique de Charles BEZAUDUN dont elle a trouvé la boutique fermée, qu'ensuite elle est allée à la boutique du SAVIN dont la femme lui a dit qu'elle n'avait ni pain, ni blé, ni farine (…)

Denis RICHAUD peigneur de chanvre (77 ans) de cette ville (...) a dit que le jour d'hier au matin s'étant présenté chez le nommé SAVIN boulanger pour y prendre du pain, sa femme lui a dit qu'elle n'en avait point et que sur le soir elle lui en donnerait, que sur le soir s'étant encore présenté chez lui, la femme de SAVIN lui dit que son pain n'était pas encore fait, que de là il se porta chez le nommé FREUD boulanger dont la mère lui dit de venir dans deux heures après lesquelles il envoya sa petite fille chez le dit FREUD qui lui livra six pains qui n'étaient pas à moitié cuits, qu'il a été obligé de les exposer à l'air pour les faire durcir pour pouvoir les manger (...)

François THOME travailleur de cette ville (environ 40 ans) a dit qu'il est vrai que les dits boulangers refusent très souvent du pain quoiqu'ils en aient dans leurs maisons, que quelques fois après en avoir refusé aux uns en livrent à d'autres, que lui même est souvent allé en campagne sans pouvoir porter du pain, que lui et sa famille ont soufert souvent de faim faute de trouver du pain quoiqu'il en ait demandé aux dits boulangers l'argent à la main et que le jour d'hier il n'a pu en trouver chez aucun des dits boulangers (...).

Jean MARTIN fils, tailleur d'habits de cette ville (environ 23 ans) a dit que ces jours passés, il a entendu plusieurs personnes se plaindre de ce que les dits boulangers leur refusent du pain qu'ils lui en ont refusé, quelquefois à lui même et que le jourd'hui aïant été chercher du pain chez le nommé Charles BEZAUDUN il avait trouvé sa boutique fermée et comme il allait chez SAVIN on lui dit qu'il y irait inutilement parce qu'il n'avait point du pain (...)

Catherine PLUME épouse de Jean CORRIOL travailleur de cette ville (environ 35 ans) a dit, que dans le courant de la semaine passé les dits boulangers lui ont refusé du pain ainsi qu'à plusieurs autres personnes à qui elle a entendu faire des plaintes à ce sujet, et que le jour d'hier aïant envoié ses enfants chercher du pain avec de l'argent chez les nommés BEZAUDUN, SAVIN et FREUD boulangers ils n'en avaient trouvé nulle part..."

Le bureau entend ensuite les boulangers. Ont comparus :

"Louis FREUD, la femme de BEZAUDUN en l'absence de son mari et Jean SAVIN (...) et ayant été interrogé pourquoi ils faisaient souffrir le public de pain, pourquoi ils en refusaient aux uns tandis qu'ils en livraient à d'autres, pourquoi ils tenaient leurs boutiques fermées et tenaient leur pain caché, ils ont allégué pour excuse qu'ils ne trouvaient pas du blé à acheter, qu'ils perdaient sur le prix du pain, et comme il leur a été représenté qu'il ne manquait pas du blé dans le païs, ou aux environs, que tous les jours les étrangers venaient en acheter au même prix et que les vendeurs leur donneraient volontiers la préférence, qu'ils ne pouvaient pas se plaindre du prix du pain puisque l'on se conformait au rapport des marchés de Manosque et au tarif de la dite ville, en quoi les boulangers de ce païs étaient fort avantagés parce qu'ils ne paiaient point de piquet (3), ni aucune des charges auxquelles les boulangers de Manosque étaient soumis sur quoi ils avaient rejetté la faute et le manque de pain les uns sur les autres en disant l'un que lorsqu'il n'avait pas paitri il croïait qu'un autre l'aurait fait et qu'il y suplerait et qu'à l'avenir ils seraient plus attentifs à tenir du pain à suffisance (…)"

Le bureau les condamne "Charles BEZAUDUN, Jean SAVIN et Louis FREUD à 24 livres d'amende le chacun envers le Roi, sous peine de plus grosse amende de récidive (2)"

Après ces deux tentatives de grèves, les boulangers n'ont semble t il, pas persévéré, tout au moins il n'y en a plus traces dans le registre des délibérations jusqu'à la fin du XVIIIème siècle. Il faut dire que les amendes étaient conséquentes et dissuasives. Elles avaient été multipliées par quatre : 6 livres le première fois et 24 livres la seconde.

Pour comparaison, et pour donner une idée de l'importance de l'amende, cette même année 1783 la veuve CHATEAUNEUF chargée du Bureau de la Poste aux Lettres des Mées (elle fait les paquets des lettres qu'elle donne au courrier, elle reçoit les dépêches que le courrier apporte et elle les remets aux habitants de la ville et du terroir) perçoit pour tout son travail 30 livres de gages annuels et encore elle venait juste d'être augmentée jusqu'en décembre 1782 elle gagnait 24 livre pour l'année.

(1) Aux Mées dans la salle de l'Hôtel de Ville le 27 août 1782, dans le registre des délibérations du Conseil Municipal.
(2) Aux Mées dans la salle de l'Hôtel de Ville le 30 avril 1783, dans le registre des délibérations du Conseil Municipal.
(3) Piquet : droit d'entrée des grains dans la ville.


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