Article de Jean-Pierre PINATEL
En ce début 1848, la population des Basses-Alpes est pratiquement à son maximum avec 155 000 habitants.
(Maximum de la population des Basses-Alpes en 1836 avec 159 000 habitants, 131 000 aujourd'hui.)
Une population laborieuse, presque exclusivement rurale, essentiellement formée par de petits propriétaires, des fermiers, des artisans-paysans... dont la vie rude et simple dépendait des ressources naturelles que pouvait leur donner la terre de ce pays.
«Parcourez ce vaste département et dites-moi s'il existe un mètre de terre cultivable en état d'abandon. Nulle part je n'ai vu la terre aussi bien cultivée que dans les petites propriétés des Basses-Alpes. Ce n'est pas ici l'homme qui manque au sol, mais le sol à l'homme...»
«Les populations des communes rurales ont peu d'aisance, elles ont à peine de quoi satisfaire aux premières nécessités de la vie.»
Tel est, rapidement décrit, l'état des Basses-Alpes lorsque le 24 février 1848, la Révolution parisienne institue la République.
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Inauguration de la Révolution de février sur la Place de la Bastille, le 27 février 1848, à Paris. |
Les Bas-Alpins, pour qui Paris est bien loin, ne s'y attendaient certainement pas, ils sont d'abord surpris. Pourtant des idées sociales, humanistes (avec notamment les «socialistes utopiques»), avaient commencé a doucement interpeller les consciences. Et beaucoup devaient avoir au fond de leur cur; cette espérance de bonheur général, ce rêve de fraternité, car à l'annonce de ces événements, l'effet de surprise passé, c'est une évidence pour tous, maintenant ils vont être heureux ensemble. C'est une ère nouvelle qui commence. Jamais plus, après 1848, aucun autre événement ne produira une telle euphorie générale, une telle profusion d'idées généreuses.
La nouvelle de la Révolution est connue à Digne le 26 février : «Nous avons reçu samedi matin [le 26] dans notre ville la dépêche télégraphique annonçant l'établissement du Gouvernement républicain. Cette grande nouvelle a été accueillie avec une joie calme et au milieu de la profonde anxiété de toute 1a population » (Le Glaneur des Alpes du 2 mars 1848)
Puis des Bas-Alpins résidant à Paris confirment la bonne nouvelle, tranquillisent les Bas-Alpins et les supplient de donner toute leur confiance à ce nouveau gouvernement plein d'espérance.
«Citoyens des Basses-Alpes, nous vous adjurons, dans l'intérêt commun et aussi dans l'intérêt particulier du département si longtemps sacrifié, de donner votre adhésion sincère et chaleureuse à ce beau programme
Ne regardez pas en arrière, le passé est un abîme irrévocablement fermé... Avant tout, pas de haine, pas de vengeance, qu'un même esprit de conciliation nous anime; restons unis, inaugurons dignement l'ère nouvelle de la fraternité...»
Les deux journaux locaux soutiennent ardemment le nouveau gouvernement.
«Toutes les opinions s'effacent, ou plutôt elles triomphent toutes, car le gouvernement républicain est le gouvernement de tous... Il nous faut donc pour marcher à l'affermissement de l'édifice social, autant de générosité que de dévouement, nous sommes appelés à nous gouverner; que notre cur et notre raison s'entendent pour nous faire agir.
La Révolution de février est le signal de la régénération du monde et de la sainte alliance des peuples. Il n'y a point de vaincu parmi nous. Liberté, Egalité, Fraternité, tels sont les bénéfices de la victoire auxquels sont appelés à participer 40 millions de Français, mais la jouissance de ces bienfaits est au prix de vertus civiques, dont le peuple de Paris vient d'offrir le plus parfait modèle. Rallions-nous au gouvernement provisoire, facilitons-lui de tout notre pouvoir les moyens de fonder nos institutions... Employons-y toute notre énergie, chassons de notre pensée tout sujet de dissension. Que les ennemis de la République se montrent, à l'extérieur ou à l'intérieur, alors, il sera temps de faire éclater, notre colère. Jusque-là croyons à la sincérité des sentiments exprimés et donnons-nous franchement la main.»
«La République est proclamée! C'est un fait accompli. Ce n'est point là une révolution politique, c'est un grand fait social qui vient de se produire... Cette grande constitution sociale que nous rêvons depuis 17 ans, nous allons la réaliser. Que ce qui constituait la ci-devant bourgeoisie se rapproche du peuple et ne forme qu'un avec lui. Le temps présent appartient à des hommes nouveaux, à ceux qui n'ont jamais désespéré de l'humanité, qui ont foi en elle et qui l'ont aimée
Que les hommes de la terre se rassurent :on ne veut pas couper les habits pour en faire des vestes ! Que les ouvriers espèrent, on veut allonger les vestes pour en faire des habits.»
L'évêque de Digne, Marie Dominique Auguste SIBOUR
«Notre devoir à tous, Monsieur le curé, dans les circonstances critiques, est clairement tracé. Nous avons à seconder de tout notre pouvoir le nouveau gouvernement dans sa mission d'ordre et de paix. Nous avons à joindre nos efforts à tous ceux des bons citoyens qui partout, sans distinction de parti, ont manifesté une si énergique volonté de réprimer les passions anarchiques. Rassurons les âmes fidèles. Il y a en ce moment des souvenirs qui les épouvantent, faisons leur comprendre que le présent ne ressemble pas au passé...
Qu'on le sache bien, et que la sincérité et la loyauté de notre langage, qu'on a plus d'une fois méconnues, fassent enfin tomber des préventions injustes. Nous voulons, pour nous et pour tous, la liberté, mais la liberté franche et entière, la liberté de réunion et d'association, la liberté des cultes, la liberté des consciences et la liberté d'enseignement inséparable des autres..»
Pour fêter la République et ses espérances, des banquets sont organisés dans plusieurs villes et villages. À Digne, un banquet a lieu le dimanche 12 mars afin d'honorer l'arrivée du commissaire du gouvernement (équivalent du préfet) CHATEAUNEUF qui est nommé dans le département.
«Dans les allées du Pré de foire, un couvert de 500 personnes avait été dressé, les tables symétriquement disposées formaient un parallélogramme qu'ornaient à ses extrémités des faisceaux d'armes et de drapeaux. Au centre se trouvaient les tables assignées aux musiciens.
À onze heures, les souscripteurs se rangent aux places qui leur sont désignées par le sort. Les conditions et les âges se confondent, la loi de l'égalité et de la fraternité va présider à cette solennelle réunion.
Bientôt, le canon et les chants nationaux annoncent l'arrivée du citoyen commissaire et des autorités qui l'escortent... Le cortège, musique et tambours en tête, suivi d'une nombreuse foule de citoyens, débouche sur le boulevard par la rue du Jeu de paume et s avance vers le lieu du banquet accueilli par les acclamations et les vivats du peuple.»
M. GUILLIBERT, Président des Assises:
Julien SAUVE, avocat:
«Comptez sur notre concours et sur celui de nos frères dignois pour vous aider dans notre sphère d'activités respectives, à conserver ces mots sublimes inscrits sur le drapeau national et à conduire à son noble but votre oeuvre et celle du peuple si glorieusement commencée.»
Puis vient le tour de Mgr l'évêque de Digne qui se lance dans un discours d'approbation.
Lorsqu'il termine son discours, le commissaire se lève précipitamment de sa place, se jette dans les bras de Monseigneur avec la plus vive effusion et s'écrie du ton le plus énergique:
L'évêque et le préfet s'embrassent sur le Pré de foire au nom de la République! Inimaginable. C'est ça l'esprit exceptionnel de 1848. Et les toasts se poursuivent.
M. GEORY, juge de paix:
«À la brave population de Digne, qui est si laborieuse et si honnête... qui est entrée d'esprit et de cur dans la grande Révolution qui s'accomplit..»
M. GUION, président de la Société des propriétaires cultivateurs:
«À la République de 1848.»
M. FABRE, cafetier:
«À la délivrance du peuple dignois...»
M. BASSAC Paul, avocat:
«À nos frères de Paris!
»
«À la classe ouvrière, à nos ouvriers, constamment résignés pendant les souffrances qu'ils ont endurées, et qui ont toujours respecté l'ordre public.»
M. FRUCHIER, docteur en médecine:
«Que les habitants de nos campagnes aient à l'avenir un salaire proportionné aux sueurs dont ils fécondent la terre qui nous nourrit tous..»
Dans d'autres villes lors des banquets, des toasts furent portés :
A SEYNE
«La liberté ce grand triomphe de la victoire du peuple, règne désormais sur la France... Une ère nouvelle s'ouvre devant nous... Je comprends que le mot République ait effarouché bien des gens, cela tient au premier essai qui en fut fait, et qui ne fut pas heureux
»
À FORCALQUIER
«À l'émancipation de tout l'univers!»
M. COUPIER:
«Je bois au triomphe des droits du peuple.»
M. VIPEPRAND:
«À l'oubli du passé et à la fraternité... »
M. COUPlER Aimé:
«À la liberté de tous les peuples »
M. BUISSON, président du comité républicain de Manosque:
«Au peuple! À cette classe héroïque des citoyens par qui tout se fait et pour qui jusqu'à ce jour l'on avait fait si peu... Etait-elle une patrie pour le peuple cette terre inhospitalière où, obligé de vivre en paria, il était encore soumis à une loi qu'il n'avait pas faite? Était-elle une patrie pour lui cette terre qui ne lui reconnaissait aucun droit?... »
M. CLÉMENT, supérieur du Petit Séminaire:
«S'aimer; s'aider; se secourir les uns les autres, vouloir que chacun soit heureux du bonheur de tous, tels sont les sentiments qui doivent à l'avenir animer tous les Français.»
M. GRAND, sous-préfet de Forcalquier:
«La République, c'est l'ordre confié à la garde de chaque citoyen.»
M. TERRASSON, curé de Forcalquier:
Manosque aussi avait eu son banquet où «un couvert de 1200 personnes avait été dressé sur la place des Terreaux. Le soir le commissaire et le sous-commissaire se sont mêlés aux quadrilles et l'on a vu aussi toutes les classes, toutes les positions fraterniser et se donner la main. »
Il semble que cette République fait l'unanimité. Tout le monde semble être devenu socialiste. Les deux journaux locaux changent même de nom. Le 19 mars 1848, le "Journal des Basses-Alpes" devient "Le Socialiste des Basses-Alpes" avec pour devise «Les socialistes doivent être républicains, les républicains doivent être socialistes».
Que de changements en si peu de temps. Il faut croire que le partage des richesses, même le «partage évangélique», lorsqu'il doit devenir effectif est chose difficile pour ceux qui possèdent, et chacun finalement tient à son petit pouvoir qu'il n'entend pas non plus partager. C'est dans cette ambiance républicaine, qui déjà commence à perdre de son enthousiasme, que se préparent les élections des membres de l'Assemblée constituante qui doivent avoir lieu le 23 avril.
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Mais cette joie, cet élan socialiste, ne dureront finalement qu'un court printemps car dès le mois de mai, le climat social se dégrade, les promesses ne sont pas tenues, les libertés vont à nouveau se restreindre, la confiance disparaît, la méfiance, la haine ressurgissent. Au mois de juin, des émeutes sanglantes ont lieu à Paris. La République est morte, elle durera officiellement jusqu'au 2 décembre 1851, et n'aura plus alors de République que le nom. Mais février 1848 aura semé dans les esprits des Bas-Alpins des graines d'espérance d'un monde plus juste, d'une société plus équitable, qui vont germer et permettre aux hommes de ce pays, soutenus par les AILLAUD, LANGOMAZINO, BUISSON, ESCOFFIER, COTTE, et d'autres, qui cultiveront cet esprit républicain, même dans la clandestinité, à arriver au soulèvement de décembre 1851. |